mardi 25 juin 2013

CHRONIQUES PARALLELES ET CONTRIBUTIONS / Par Sophie Bacquié

Sophie Bacquié > http://www.sophiebacquie.com/

Dans le motif de kanisa, le triangle que vous voyez n’existe pas : c'est une illusion d'optique, c’est une fiction, une hallucination, un fantasme. Il n’y a là que 3 camemberts tronqués et 3 triangles sans base.

La perception n'est pas la réalité. Nous interprétons le réel selon nos expériences antérieures.
Nous le percevons au travers de  nos désirs, à partir de ce que nous croyons savoir. 
Nous ne voyons que ce que nous avons déjà vu.


Avec l’expérience et la stimulation, le processus de perception s’acquiert, s’enrichit. Dans le logo de Carrefour, 85% des français ne voient pas le C dessiné en blanc de réserve. Mais à partir du moment où vous l’avez vu, vous le verrez toujours.


Lorsqu’on s’extasie devant un beau paysage, nous ne contemplons pas une extériorité comme nous le croyons mais nos propres fabriques intellectuelles.
Pour d’autres cultures éloignées dans le temps ou l'espace, nous comprenons très bien que la façon dont les individus voient et représentent leur environnement est liée à une logique globale, à un système de pensée. Nous avons moins de recul pour notre propre culture.


En Europe occidentale, le paysage comme genre pictural est né à la Renaissance, en même temps qu’est inventée la perspective. Ces nouveautés ont accompagné un bouleversement dans notre façon de penser  le Monde dont les répercutions sont  encore prégnantes aujourd'hui. Pendant plus de 400 ans, la perspective fut tenue pour une vérité scientifique alors  qu'elle n’est qu’une des manières possibles de traduire l’espace dans lequel nous vivons.  On peut dire qu’elle est «fausse» notamment car pour fonctionner, elle requiert un point de vue unique et immobile, ce qui ne rejoint pas notre expérience visuelle réelle. Dans la même logique, nous pouvons également remettre en cause notre perception des couleurs comme étant en grande partie culturelle et circonstanciée.


Si un paysage est une représentation culturelle et sociale influencée par un model perceptif et esthétique, il y a dans notre environnement, des zones, des portions de territoire (comme les résidences avec briquettes de parement, les friches industrielles, les parkings carrefours…) qui ne font pas paysages tant qu’ils n’ont pas été écrits, racontés, dessinés, nommés.
Lorsqu’une de ces zones est intégrée par l’Art dans la famille du paysage on parle d’artialisation.
Grâce à l’artialisation, notre regard change sur notre environnement notamment sur la ville.

Je prendrais l’exemple d’un paysagiste, Gilles Clément, qui dans Manifeste du tiers paysage s’intéresse aux bordures, aux friches, aux limites ville/campagne, aux interstices, aux espaces d’indécision qui sont notamment des réserves de biosphère. Ces espaces de réserve forment ce tiers paysage et Gilles Clément n'hésite pas à faire le lien avec le blanc de réserve en peinture. Sans doute trouve-t-il une résonance avec la peinture chinoise de paysage où le blanc occupe jusqu’au deux tiers du tableau. En chinois, la peinture de paysage se dit montagne / eau. Sans ce vide entre les deux, la montagne et l’eau seraient en opposition rigide. Ici, en figurant, le nuage, l’évaporation, la possibilité de circuit, de transformation, le vide crée du lien.

Le plein/le vide, le Ying/le yang, nature/culture, sauvage/construit, humain/non humain, naturel/artificiel, figure/fond... Dans mon travail, pas de détails, pas d’humains. Mais ces forces à l’œuvre.

En Nouvelle guinée, dans la culture Kalouli, les bruits de la vie, le paysage sonore  (pilons, chants d’oiseaux, bruits d'eau qui court) interfèrent, aident à construire, soutendent les chants quotidiens. De la même manière, dans mes peintures, les motifs urbains structurent mes compositions. Les lignes d’horizons, les troncs, branches, fils électriques, trainées de condensation des avions, réagréages de goudron intensifient le zonage.
En attribuant une couleur à ces zones, je les classe. Colorier et ranger ont une fonction anxiolytique devant la fragmentation du Monde car dans un puzzle tout s’emboite.


Cela provoque aussi des interrogations sur la codification des couleurs. Dans mon travail, on peut remarquer que le orange et le blanc peuvent être associés au sauvage ou au bâtit alors que le vert et le bleu sont plus traditionnellement dévolus à l'eau et à la végétation. La classification est mouvante : comment classer un bosquet taillé en rectangle dans une résidence? Est-il naturel ou artificiel?

Cela pose la question du taux d'artificialisation et des statistiques de l’occupation des sols. Combien de mètres carrés pour ce qui est  sauvage/naturel  et pour ce qui est anthropisé/construit? Comment le naturel et l’artificiel se partagent-ils l’espace en créant de nouveaux paysages?
















Pas d’humain dans ma dernière série et pour cause, il s’agit de paysages post-apocalyptiques . Ceux de la ville vide, cet habitat de fin du monde. Nous rencontrons là un autre couple d’opposés : présence/absence. Car ici l’absence de l’homme est patente, comme une présence négative. Et les ruines intactes forment les traces de son ancienne présence. Ces traces sont quantifiables dans une saisie de l’instant géométrique. La représentation lisse, mesure, quantifie le donné. Ici le blanc recouvre et c’est l' orange qui devient de réserve.

Ces paysages peints sont issus de la série The walking dead. C’est étonnant de voir à quel point les paysages post-apocaptyques sont présents dans la production cinématographique, télévisuelle comme dans celle des jeux vidéo. Est-ce un fantasme d’anéantissement de la civilisation qu’à défaut de pouvoir changer on veut détruire? La série est en cours et utilise également des  images de Fukushima.

Merci de vous être laisser un peu artialisé. Je voudrais dire ici mon plaisir à cultiver mon regard en essayant de le rendre ouvert et créatif plutôt que soumis et formaté à ce flot incéssant d’images commerciales, nourries de poncifs maniéristes. Je voulais rappeler que c’est le travail des artistes que de stimuler notre perception.

Anne Cauquelin, l’invention du paysage
François Cheng, vide et plein
Gilles Clément, manifeste du tiers paysage
Maxime Coulombe, petite philosophie du zombi
Philippe descola, les formes du paysage, cours du collège de France en anthropologie de la nature
Johannes Itten, art de la couleur
Erwin Panofsky, la perspective est une forme symbolique
Michel Pastoureau, le petit livre des couleurs

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