samedi 21 septembre 2013

La pratique réflexive: De quoi parle-t-on?


Les moments de la réflexion sur l'action

Schön (1986) distingue " réflexion dans l'action " (reflection in action) et " réflexion sur l'action " (reflection on action). Ces formulations restent ambiguës, car la réflexion dans l'action désigne à la fois un moment et une logique de régulation. On réfléchit dans l'action en train de s'accomplir, donc inachevée, ouverte, pour mieux l'infléchir pendant qu'il en est encore temps.
Je propose de distinguer simplement deux temps de la réflexion sur l'action :
1. Le temps de l'action en cours. La réflexion se fait alors dans des conditions précaires, sans distance, parfois dans l'urgence ou le stress. Il faut alors être capable de marcher et, presque simultanément, de se regarder marcher (Fernagu Oudet, 1999).
2. Le temps de l'après-coup, une fois l'action " éteinte ", comme disent les juristes. La réflexion est alors plus tranquille, mais elle ne peut plus modifier le cours des événements.
Bien entendu, la réalité est plus nuancée, car une action de longue durée connaît des temps morts, durant lesquels il est possible de revenir plus tranquillement sur les phases précédentes et de préparer la suite des opérations.
Pourquoi ne pas retenir aussi un temps d'anticipation, de préparation de l'action ? Il existe, à l'évidence, lorsqu'on analyse la place de la réflexion dans la conduite de l'action. Mais nous nous limitons ici, dans la perspective de la pratique réflexive, à une réflexion sur une action réelle, en cours ou accomplie. Certes, en préparant une action future, un praticien se souvient de ce qu'il a fait dans des cas analogues et il tente de se servir de cette expérience pour anticiper et prendre de bonnes décisions. Mais les actions dont il tire des leçons sont à ce moment accomplies. Par rapport à ces dernières, sa réflexion se déploie donc dans l'après-coup.
Comme les situations de travail forment des familles, la réflexion dans l'après-coup est presque toujours, qu'on s'en rende compte ou non, une façon d'anticiper. Un praticien réflexif vit dans un cycle sans fin dans lequel chaque moment de réflexion hors du feu de l'action marie à la fois un retour sur ce qui s'est passé et la préparation à une éventuelle ou inéluctable " prochaine fois ". On pourrait donc tenter de distinguer, dans l'après-coup, deux mouvements qui n'ont pas le même sens :
  • l'un est orienté primordialement vers l'action accomplie ;
  • l'autre est orienté primordialement vers l'action ou les actions semblables à venir.
Mais rien ne permet d'affirmer que ces deux mouvements correspondent à deux phases bien distinctes. Il paraît donc préférable de distinguer simplement deux fonctions de la réflexion dans l'après-coup :
1. Une fonction de catharsis, clairement orientée vers la liquidation du passé ; l'être humain a besoin de revenir sur ses actes pour (se) comprendre, construire du sens ou de la cohérence a posteriori, intégrer ce qu'il a vécu, intellectuellement et émotionnellement, en particulier lorsque l'expérience a été forte, empreinte de douleur, d'angoisse, d'excitation ou de joie.
2. Une fonction d'apprentissage, qui peut, mais ce n'est pas son seul sens, préparer à affronter des situations analogues.
Les travaux sur la pratique réflexive s'intéressent en général à la seconde fonction, parce que cela ramène à la professionnalité, au développement d'un savoir d'expérience ou à la jonction entre des savoirs et une situation. Cette fonction épistémologique - au sens où Schön parle d'une " épistémologie de la pratique " - ne paraît, dans le vif du fonctionnement psychique d'un praticien réflexif, guère dissociable de la fonction de catharsis. Apprendre de l'expérience en y revenant dans l'après-coup ne justifie pas toujours le temps, l'énergie, l'inconfort, les risques de ce retour réflexif. Le moteur premier est souvent affectif, lié au besoin de " liquider " le passé récent, que ce soit sur le mode de la satisfaction ou du regret, de la bonne conscience ou du doute.
Il arrive qu'un praticien soit tellement méthodique et rigoureux - pour ne pas dire obsessionnel - que, même lorsqu'il agit en solitaire, il procède systématiquement à un debriefing après l'action, indépendamment de tout état d'âme. Un praticien ordinaire a parfois besoin d'un aiguillon plus émotionnel : rage, étonnement, culpabilité, agressivité, découragement. La réflexion sur l'action dans l'immédiat après-coup est rarement sans enjeu psychodynamique, en termes d'estime de soi, de rapport à autrui, de reconnaissance par les pairs ou d'autres interlocuteurs, de dilemmes à dépasser, de contradictions à intégrer, de culpabilité à gérer.
De la réflexion dans le feu de l'action à la réflexion dans l'après-coup
Quelle relation y a-t-il entre la réflexion sur l'action dans le feu de l'action et dans l'après-coup ? Elles ont le même objet, même si l'une se fait sur le vif, à des fins de régulation, alors que l'autre prend de la distance, puisque " les jeux sont faits ". J'avancerai l'hypothèse que la réflexion dans l'après-coup prolonge une réflexion amorcée dans le vif de l'action, l'approfondit, l'élargit, la nuance. Ce qui suppose, chez le praticien réflexif, une capacité de " mettre en mémoire " des observations, des questions, des doutes, des ébauches de raisonnements qu'il n'a pas le temps d'approfondir dans l'instant, mais qu'il envisage de reprendre " à froid " ou " à tête reposée ", comme on dit.
Je postule donc une certaine continuité dans la réflexion sur l'action, même si la déperdition est immense. Nul n'a en effet l'énergie, le temps, la mémoire, la rigueur, le courage nécessaires pour tout reprendre. La vie continue, de nouvelles situations appellent de nouvelles actions et chassent les précédentes du devant de la scène. Il est impossible de " se repasser le film " de tout ce que l'on a fait, en particulier dans un métier ou l'on prend chaque jour des centaines de microdécisions.
L'amorce d'une réflexion dans l'action n'est donc qu'une condition nécessaire d'une reprise dans l'après-coup. La réflexion dans l'action est rapide, superficielle, impliquée, abrégée par le temps qui passe et oblige à décider. Lorsqu'un élève transgresse une norme ou s'enferre dans une explication sans issue, le professeur n'a pas le loisir d'une longue délibération intérieure. Ne rien faire, c'est laisser faire, avec le risque d'une dégradation de la situation. Cela n'autorise guère les temps morts, oblige à poser des actes même si l'on n'est pas totalement convaincu de leur bien-fondé. Une pratique de classe fourmille d'incidents critiques qui appellent une action qui, sitôt accomplie, suscite des doutes. Beaucoup d'épisodes mériteraient qu'on y revienne, pour se demander comment et pourquoi on a fait ce qu'on a fait ce jour-là, dans ces circonstances précises. La plupart de ces épisodes " passeront à la trappe ", quelques-uns referont surface dans l'après-coup, en vertu d'une mémoire sélective qui ne doit sans doute rien au hasard.
Certaines circonstances, certaines périodes du cycle de vie ou de l'année scolaire sont plus propices que d'autres à un retraitement de l'expérience, en fonction de la disponibilité, de la curiosité, de l'énergie, des inquiétudes ou au contraire de la sérénité de praticien. Toutes choses égales d'ailleurs, on peut faire l'hypothèse que le retour réflexif sera favorisé par le sentiment d'avoir commis une erreur ou une injustice, d'avoir agi avec précipitation, ou sous l'empire d'émotions, de préjugés ou d'influences. Les sentiments d'impuissance ou d'incompétence sont aussi des moteurs du retour réflexif. Il y aura souvent une tension entre l'envie d'oublier un épisode peu glorieux et l'envie de comprendre et de progresser.
On mesure l'importance de la posture du praticien, de son éthique, de sa vision de l'erreur, de la perfection, du progrès, de la responsabilité.
Réflexion sur l'action et analyse de la situation
Peut-on dissocier la réflexion sur sa propre action et l'analyse de la situation ? Difficilement. La juste appréciation de la situation fait partie de la pertinence d'une action. Un praticien réflexif, lorsqu'il prend sa propre action pour objet, la rattache nécessairement à l'analyse qu'il a faite de la situation sur le vif et à celle qu'il peut faire avec du recul.
Dans une vision non béhavioriste de l'action, on considérera que l'analyse de la situation fait partie de la pratique. Aucune pratique ne se limite à poser des gestes, elle englobe l'ensemble des raisonnements, des anticipations, des hésitations et des décisions qui y conduisent
On pourrait donc dire que le praticien réflexif, lorsqu'il analyse son action dans l'après-coup, s'interroge aussi sur l'analyse de la situation qu'il a menée sur le vif. Il cherche par exemple à comprendre pourquoi il n'a pas perçu ou jugé pertinent tel élément dont, a posteriori, l'importance lui paraît évidente : " Comment n'ai-je pas compris que cette agressivité était un message de détresse ou que cette assurance cachait une faille ? "
L'objet de son analyse n'est pas alors la situation pour elle-même, mais la façon dont il l'a perçue dans le vif de l'action. Toutefois, la distinction est subtile et l'on sait que, dans un groupe d'analyse des pratiques, l'animateur doit prévenir une dérive classique vers l'analyse des situations en tant que telles. L'essentiel, pourtant, n'est pas de dire a posteriori, ce qu'il aurait fallu percevoir et saisir de la situation, mais de comprendre les biais et les limites de la perception et de la pensée dans l'action.
Notons que l'analyse de la situation est au principe de toute action rationnelle et ne participe pas en tant que telle de la pratique réflexive au sens retenu ici. La posture réflexive commence lorsque le praticien analyse son analyse, comme s'il s'agissait de l'action et de la pensée de quelqu'un d'autre. C'est une décentration qu'un praticien atteint rarement dans le vif de l'action : s'il n'est pas évident de se regarder marcher en marchant, il est encore plus difficile de se regarder penser, car cela suppose une sorte de dissociation de la pensée elle-même, proche de la métacognition. C'est plus accessible dans l'après-coup.
Où s'arrête la pratique dans la perspective d'une action située ?
L'action est toujours contextualisée, elle procède d'une intention, parfois confuse, elle s'inscrit dans des rapports sociaux et, assez souvent, dans un système d'action collective. Par ailleurs, l'action exprime l'acteur, renvoie à son identité, ses compétences, sa personnalité, son capital culturel. Où l'analyse de l'action doit-elle s'arrêter ?

Adosser la pratique réflexive aux sciences sociales, condition de la professionnalisation, Philippe Perrenoud - Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève, 2004

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